Il était une fuite
Il était une fuite…
« La constitution d’un monde commun implique
une pratique créatrice de l’horizon, solidaire d’une
discipline du geste créateur. » [1]
Du grec horizôn, « ce qui borne la vue », et dérivé d’horos, « ce qui limite », l’horizon est communément défini comme une ligne imaginaire circulaire. Il est le symbole de la jonction entre deux mondes – le ciel et la terre – dont l’observateur·rice est le centre. Les différentes significations de ce mot joignent autant qu’elles limitent. Permettant de faire converger les points de fuite et donc les regards vers un seul axe, l’horizon divise et oriente aussi notre manière de voir.
Polysémique, le terme renvoie également au domaine de l’esprit, à l’ouverture. « Changer d’horizon », « élargir ses horizons » : de tels actes induisent non seulement une mobilité du regard mais aussi un déplacement du corps dont le but serait la quête d’un avenir meilleur, initié par une fuite.
Le fait de fuir, impliquant l’idée d’évitement et de lâcheté, pâtit bien souvent d’une connotation négative. Or, avoir le courage de s’enfuir, de quitter un mode de vie néfaste pour soi ou un mode de pensée dangereux, est une véritable force. Fuir, c’est aussi s’émanciper. Il est intéressant de concevoir ce départ comme un acte courageux et vital, plutôt que comme une façon de se dérober. Dans Il était une fuite, fuir, c’est aussi et surtout tendre vers un nouvel horizon libéré de ce qui nous entrave. Cette notion de dépassement, conçue comme une finalité, permet de s’affranchir des limites imposées par le monde anthropocentré dans lequel nous évoluons encore aujourd’hui. En éprouvant le phénomène de fuite, les œuvres présentées proposent ainsi une nouvelle représentation de l’horizon comme monde partagé.
La perspective domine. La perspective s’incline
« Quoique le plaisir esthétique qu’il procure puisse être historiquement daté, il n’en reste pas moins que l’horizon a toujours inspiré à l’homme une méditation sur la limite. »[2]
Pour représenter le monde réel, les artistes de la Renaissance ont théorisé les techniques de la perspective et les concepts de point vue, de point de fuite et de ligne d’horizon qui lui sont associés. Érigée en norme, la perspective conditionne le regard porté par les occidentaux sur l’espace qui les entoure. La ligne d’horizon, située à hauteur des yeux, influence dès lors les normes artistiques, esthétiques et la perception du monde.
Dans Il était une fuite, les artistes décident de s’émanciper de ces conventions dominantes. En cherchant à brouiller l’horizon, ils proposent une réflexion critique sur la manière dont nous percevons et interprétons le monde qui nous entoure. La perspective rendue opaque, vaporeuse et imprécise s’incline pour laisser place à d’autres modalités de représentation.
La sculpture Ground Level d’Harold Guérin se présente sous la forme d’un niveau à bulle sur lequel se dessine un paysage désertique miniature. Mais l’objet est truqué : sa base n’est pas plate et ne peut indiquer ni la verticalité ni l’horizontalité. Ainsi, la perte de fonction de l’outil nous prive de tout repère fiable. La photographie Very Low Horizon 3 montre un paysage vierge tout en nuances et dégradés de bleus, constitué d’une ligne d’horizon très basse. La ligne floue semble disparaître, permettant ainsi au ciel d’occuper la quasi-totalité de la photographie. En brouillant notre perception, l’artiste instaure un sentiment de vide et de solitude.
Interroger, troubler, brouiller les conventions sont des moyens de les dépasser. Les artistes exposé·es invitent à nous affranchir des normes représentationnelles pour modifier notre perception de l’horizon. Ils contribuent également à remettre en question ces lignes arbitraires.
La frontière tue. La frontière s’use
« Les frontières sont des lignes. Des millions d’Hommes sont morts à cause de ces lignes. Des milliers d’Hommes sont morts parce qu’ils ne sont pas parvenus à les franchir. » [3]
Il était une fuite propose un rapprochement entre l’horizon et la frontière, ces lignes imaginaires qui désunissent deux zones. Si, dans la nature, des barrières physiques (océans, montagnes…) délimitent la terre et contraignent le déplacement humain, un autre type de limite existe également, construit artificiellement et arbitrairement : la frontière.
Constitués de barbelés, de briques, de béton ou d’acier, des murs ont été dressés un peu partout dans le monde afin de rendre l’accès ou la fuite des territoires plus difficile, voire impossible, à ceux qui sont durement considérés comme des « indésirables ». Dans les esprits, la frontière renvoie à l’affirmation de l’identité culturelle et au sentiment d’appartenance à une zone géographique dont les différentes politiques frontalières existent dans un présumé but de maintien de la sécurité. Ces limites contraignent une fuite parfois vitale. Dans son triptyque Escaping the land, Zineb Sedira rend palpable cette frontière qui enferme. Un homme au centre de l’image se déplace, le regard tourné vers le sol. Son corps flou, tout en traversant la ligne d’horizon, tente d’échapper au cadre. Les couleurs douces mobilisées par l’artiste traduisent un sentiment de mélancolie : l’homme rêveur songe à ce nouvel horizon.
La frontière demeure difficilement franchissable et devrait, plus que jamais, alarmer par sa dangerosité. Est-il possible d’imaginer un monde sans frontières ? Permettrait-il l’accès à un horizon commun, à un lieu partagé ?
Depuis l’invention de la cartographie, les individus tentent de représenter schématiquement leurs espaces de vie. Cependant, les cartes européo-centrées s’avèrent illusoires : elles figent notre monde et ne suffisent pas à en retranscrire la complexité. Néfastes, ces manières de cartographier le réel relèvent d’une logique de domination. Les images agissent et possèdent une puissance propre qui nous dépasse. Le regard individuel, qui devient aussi collectif, est modelé par ces projections conventionnelles qui « font règle » face aux autres représentations osant proposer un point de vue différent. En figurant un planisphère imaginaire sur le sol, Katrin Ströbel suggère une alternative aux tracés habituels des cartes. Les motifs de l’œuvre sont à peine identifiables, ils altèrent la compréhension de Pôle et l’orientation des spectateur·rices dans l’espace d’exposition.
Notre imaginaire de l’horizon relève d’une construction sociale héritée d’une approche occidentale qui se dit « moderne ». Bruno Latour, dans son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes, définit la notion de modernité comme une promesse émancipatrice non tenue reposant sur des structures de domination et d’oppression. Au XVe siècle, les hommes blancs européens se mettent en quête de nouveaux horizons. Ils partent à la découverte de nouveaux territoires à acquérir et à coloniser afin d’étendre leur pouvoir et leur mode de pensée. Aujourd’hui encore, les frontières sont le symbole de cette colonisation de l’espace et des corps. Dans À perte de vue des illusions (deux sculptures narcissiques), Philippe Mayaux déploie le motif d’un train dont les rails surplombent un paysage désertique. Ilillustre la manière dont les hommes empiètent sur le paysage et le conçoivent comme une chose à comprendre et à maîtriser.
Repenser nos représentations de l’horizon, c’est remettre en question nos lectures occidentalo-centrées du monde. L’exposition offre une autre façon de l’habiter et de le restituer.
L’horizon s’efface. L’horizon laisse place
« Une ligne droite ! […] L’emblème de la droiture morale, dit Cicéron, la meilleure de toutes les lignes disent les planteurs de choux. […] Mais un auteur tel que moi, et tel que bien d’autres, n’est pas un géomètre ; et j’ai abandonné la ligne droite. »[4]
Parfois perçue comme un abandon ou un signe de manque de courage, la fuite peut s’imposer à nous de façon immédiate et brutale. Thierry Pardodéfinit cet acte comme une « échappée nécessaire à sa propre construction […], offr[ant] une perspective, un horizon »[5]. Cet acte courageux relève de la quête d’un ailleurs ; elle est déjà une forme d’invitation à la révolution des consciences. Elle incite au changement et à une remise en question de notre environnement dans une approche plus respectueuse des un.es et des autres, à une régénération du système dans lequel nous vivons, en quête d’un avenir meilleur. Afin de franchir les frontières qui entravent la fuite, l’absence de tout horizon, en tant qu’elle permet de s’émanciper des limites, apparaît alors comme un moyen d’établir une cohabitation.
Certains artistes de l’exposition nous proposent un espace exempt d’horizon et par conséquent de frontières. Ornithography #185, un tracé sur fond blanc, reconstitue les trajectoires relatives à la migration des oiseaux telles que peuvent les observer les scientifiques. Xavi Bou oriente notre regard vers le ciel, l’ailleurs, l’immensité. Ce dépassement des conventions esthétiques se double d’un engagement politique : le caractère colonisé de notre regard et de notre perception du monde nécessiterait d’être remanié. Cette contestation des frontières matérialisée par l’absence d’horizon s’illustre également avec Getting Nowhere où Alice Anderson joue avec notre point de vue en filmant en contre-plongée un avion dans le ciel. Constitué d’un téléviseur posé au sol qui nous incite à baisser le regard, le dispositif de présentation de la vidéo contribue à déstabiliser notre perception.
Si l’horizon sépare effectivement l’espace en deux parties distinctes, il est aussi considéré comme un lieu d’accueil joignant tous les points de fuite. En ce sens, un horizon libéré de ses limites excluantes peut engendrer, d’une manière différente, un espace commun et accueillant. Sans cette ligne horizontale, les points de fuite pourraient se croiser, se rencontrer, se mêler de manière fertile. C’est ce mélange de vivant, d’identités et de cultures qui alimente l’exposition. S’y envisage — avec espoir — un monde partagé, grâce à de nouvelles manières, non seulement de regarder notre environnement, mais aussi de concevoir la liberté de mouvements entre les territoires.
Commissaires d’exposition : Marine Cortese, Lila Hechchad Meyer, Zoë Kemp, Kenza Khelfi, Julie Vezard, Augusta Weydert Hernandez.
Encadrement : Janig Bégoc, Simon Zara, l’équipe du FRAC Alsace.
Il était une fuite est le fruit d’une collaboration entre les étudiantes du Master Écritures Critiques et Curatoriales de l’Art et des cultures visuelles de l’Université de Strasbourg – Promotion Bruno Latour et les trois FRAC du Grand Est. L’exposition invite à repenser la représentation normée de l’horizon, conçue comme une ligne stricte et limitante. Elle tente de déconstruire les visions dominantes qui conditionnent la structuration de nos environnements.
[1] Andrea Cavazzini, « Céline Flécheux, L’horizon. Des traités de perspective au Land Art », Projets de paysage, 2010.
[2] Céline Flécheux, L’horizon. Des traités de perspective au Land Art, Gallimard, 2009.
[3] Georges Pérec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974.
[4] Laurence Sterne, La vie et et les opinions de Tristram Shandy, éditions Gallimard, traduit et réédité en 2004.
[5] Thierry Pardo, Petite géographie de la fuite, Essai de géopoétique, Les éditions du Passage, 2015.
Plus d’info
Horaires d’ouverture :
Du mercredi au dimanche de 14h à 18h. Entrée libre.
Visites guidées tous les samedis et dimanches à 15h
Entrée libre, visites gratuites